2 ans auparavant, L'Annonce

L'universalité et l'intensité des émotions que L'Annonce provoqua à travers le monde furent sans précédent. Les réactions factuelles furent tout aussi intenses, mais plus variées. Plusieurs camps se formèrent. Le premier groupe par le nombre fut celui des Combattants. Comme leur nom l'indiquait, ils rassemblaient tous ceux qui avaient l'intention de défendre la planète jusqu'à la dernière goutte de sang. Les plus partisans se reconnaissaient par leurs couvre-chefs, car ils prirent l'habitude d'arborer un chapeau évoquant la gent militaire, képis, béret, casquette, tout était bon. L'immense majorité de la population de presque tous les pays supportait les Combattants, ou du moins leur était sympathique. Le second groupe était un sous-ensemble inexact des Combattants, ceux-là ne s'étaient pas donné de nom, mais leurs détracteurs les appelaient péjorativement « Les Lâches ». C'était bien sûr ceux qui défendaient la thèse de l'exode.

À l'autre bout du spectre, parmi les irrationnels, les fanatiques religieux et les dévots furent les plus prolifiques à émettre les idées les plus extravagantes. Ils furent bientôt rejoints par des hordes déboussolées manipulées ou convaincues par ceux qui souvent depuis longtemps avaient entretenu des propositions selon lesquelles l'Arrivée était un évènement soit inéluctable, soit éminemment souhaitable. La plupart de ses thèses tournaient autour du concept du jugement dernier. Les extra-terrestres y jouaient le rôle de la main Divine qui venait collecter les âmes des bons et des justes et jeter en Enfer celles des autres. Les tenants de ces idées avaient la conviction qu'une bataille contre l'envahisseur était inutile, voire même sacrilège. Deux grandes familles diamétralement opposées se dégageaient. D'un côté, on trouvait ceux qui prônaient la nécessité pour tous de se préparer pour le jugement dernier. Ceux-ci étaient souvent enclins à faire obstruction aux Combattants, mais en général par des moyens pacifiques. D'un autre côté, on trouvait les fanatiques durs pour qui la délibération finale dépendrait des actions, quitte à ce que ces actions engendrent quelques péchés qu'un Prêtre, un Rabin ou un Imam pouvait effacer en regard de l'exploit réalisé. Ceux-ci étaient violents. Certains plongèrent dans le terrorisme extrême. Il se créa ainsi en quelques jours de véritables armées de kamikazes prêts à donner leur vie pour lutter contre les Combattants. On se mit à les appeler « Les Fous de Dieu ». En effet, les justifications théologiques se mirent à pleuvoir, à la grande surprise des philosophes et des historiens. En effet, il sembla que sous l'impact de l'Annonce, de nouvelles formes de dialectiques religieuses étaient apparues. Les écritures furent revisitées avec une créativité stupéfiante. Les fatwas et les sermons se multiplièrent. De nouvelles sectes naquirent et connurent le succès en quelques jours, sous la houlette de gourous dont certains inquiétaient, à raison, du fait du charisme et du talent dont ils faisaient preuve à décliner ces nouveaux thèmes. Face à ces mouvements, les rationnels tentaient en vain d'argumenter. On leur opposait que le théorème de Schwartz paraissait ou moins aussi abscons pour le commun des mortels que les textes saints revisités par les nouveaux gourous : en fin de compte, tout était affaire d'interprétation, et le commun des mortels se sentait à juste titre incapable d'en valider formellement et avec certitude une plus qu'une autre. Ainsi, de la même façon qu'il était possible de trouver des mathématiciens qui remettaient en cause ou même démentaient les théories et les démonstrations de Schwartz, chaque secte avait une vision différente de tel verset, de tel soutra.

Parmi ceux qui réagirent avec le plus de violence, on trouva les éco-guerriers et en particulier la galaxie d'organisations secrètes, très organisées, transcontinentales, que les médias nommaient « GreenWar ». Oui, les écologistes extrémistes de tous poils ne restèrent pas inactifs. Deux arguments les motivaient. Le premier semblait mineur, mais présentait le défaut d'être irréfutable : l'accélération de la conquête spatiale afin de préparer le système de défense aggravait les dégâts perpétrés à l'encontre de l'écosystème. Et en effet, on était en droit d'être scandalisé par l'idée que la Terre allait être sacrifiée par ceux qui disaient vouloir la sauver. Car la conquête spatiale, de par l'activité industrielle intense qu'elle réclamait, mais aussi du fait des quantités phénoménales de gaz à effet de serre et de polluants divers qu'elle générait, avait selon eux un effet inverse à celui recherché. Et quand on leur demandait s'ils préféraient laisser la Terre sans défense, ils rétorquaient qu'il n'y aurait bientôt plus rien à défendre. Leur second argument, mystique, était basé sur la conviction que l'homme n'était qu'un passager sur la Terre. En conséquence, selon eux, l'homme n'avait pas plus de droits qu'une autre espèce. La survie de l'écosystème dans toute son étendue temporelle était la seule priorité. Selon cet idéal, on pouvait défendre la théorie que c'était la présence des hommes qui avait attiré les Arrivants, et qu'en ce sens la destruction de la vie sur la Terre par les Arrivants, si on en arrivait là, pouvait être logiquement imputée aux hommes. Certains de ceux-là prônaient donc la capitulation, voire même le suicide collectif global, afin de convaincre les Arrivants de laisser la Terre intacte. D'autres défendaient l'idée qu'une guerre civile généralisée, et surtout une action vigoureuse à l'encontre des installations spatiales, pouvait aider à convaincre les Arrivants que les comportements actuels de l'humanité n'étaient pas une fatalité, que les hommes pouvaient être convaincus d'abandonner à jamais la civilisation industrielle et la conquête spatiale, et que s'ils le faisaient, les autres civilisations galactiques laisseraient l'humanité en paix, car l'homme ne serait plus un danger pour eux. Bien qu'elle relevât de l'utopie la plus romantique, cette idée connut un succès aussi imprévu que considérable auprès des plus jeunes. L'idée qu'une régression économique et technologique radicale soit la bonne solution fit ainsi son chemin, et il se forma des armées entières d'adolescents qui abandonnèrent leurs parents et les villes pour aller s'installer sur des territoires sauvages ou plus prosaïquement dans les forêts à côté de chez eux, quelquefois dans un dénuement proche de celui des hommes préhistoriques, le plus souvent en prônant l'autosuffisance alimentaire et en refusant toute forme d'énergie non renouvelable, le moteur à explosion et l'électricité. Il émergea de fait de ces groupes de redoutables bandes d'éco-guerriers, prêts au sacrifice suprêmes et très remontés contre les Combattants et tout ce qui touchait à l'espace.

Les mouvements existants, politiques, philosophiques, religieux, quels qu'ils fussent, durent s'exprimer, soit qu'ils le fassent sous une impulsion organique, soit qu'ils en soient sommés par leurs membres ou leurs opposants. Certaines réponses, comme celle des Etats-Unis et à leur suite, de nombreux autres pays, qui annoncèrent que l'économie entière du pays allait être convertie en machine de guerre contre les envahisseurs, ne firent pas lever un seul sourcil. D'autres réponses s'avérèrent des surprises et des énigmes considérables, telle la bulle papale qui menaçait d'excommunication les catholiques qui proféreraient des avis « ne relevant pas de leur compétence », dixit, sur la validité des thèses évoquant l'approche du jugement dernier. Une telle interdiction choqua d'autant plus de nombreux catholiques que le pape se garda bien de fournir sa propre interprétation des faits, ni le moindre pronostic. Du coup, un humoriste représenta le pape à une table de poker face à une forme inconnue et dans sa main trois cartes ainsi libellées : « Dieu », « Le Diable » et « E.T. ». Ce dessin fit le tour du monde en quelques heures, il illustrait à merveille le désarroi général.

Enfin, pour tous, la notion de fin du monde commença à s'imposer comme la conclusion logique de la séquence d'événements déclenchée par l'Annonce. Soit qu'il s'agisse de la fin de toute chose, soit qu'il s'agisse de la fin de la présence humaine sur la Terre, soit qu'il s'agisse d'une transformation titanesque des perspectives pour chaque être humain. Car enfin, il ne restait au bout du compte que deux hypothèses. Si les extraterrestres étaient agressifs comme le Théorème de Schwartz l'indiquait, et s'ils avaient le dessus, c'était la fin du monde. Dans ce cas, ils personnifiaient La Main de Dieu et la venue du Jugement Dernier, même si, pour beaucoup de gens, la nature exacte de la façon dont on venait prendre votre vie n'était qu'un détail. A contrario, dans l'hypothèse où on parvenait à repousser l'attaque, il ne faisait aucun doute que ce serait alors le début d'une guerre qui s'étalerait sur une plage de temps si longue qu'on pouvait la visualiser comme virtuellement éternelle, car il était inimaginable de faire l'impasse sur l'envoi d'une armada vengeresse.

En parallèle, il semblait évident à tous que le changement d'échelle du domaine d'exercice de l'intelligence et de l'activité humaine que ces évènements étaient en train de catalyser allaient mener à une modification profonde de ce que sous-tendait le terme « humanité ». En particulier, les barrières misent sur le clonage et sur les synergies entre intelligences humaines et artificielles furent levées dans presque tous les pays, avec la motivation que toute recherche pouvant mener à une augmentation du potentiel guerrier était bénéfique. On voyait donc se rapprocher à grands pas cet horizon tabou où il faudrait tenter de décider si tel être intelligent hybride, mi-homme mi-machine, méritait le nom et les privilèges d'un humain.

Le désespoir prit quelquefois des formes imprévues. Ainsi, parmi les mouvements d'opposition et de contestation, indépendamment de leur couleur politique ou du pays, mais plus spécialement ceux qui unissaient ou défendaient les pauvres et les laissés pour compte, il s'en trouva beaucoup qui manifestèrent, avec ironie ou quelquefois une haine sincère, une sorte de sympathie morbide pour le cataclysme annoncé. Celui-ci, en effet, avait le mérite, que l'on pouvait trouver plus ou moins maigre selon son désespoir, de créer comme un point d'orgue universel à l'aventure humaine, un point de ralliement en quelque sorte, où les différences se trouveraient enfin nivelées. Car, si c'était la fin du monde, chaque homme, pauvre ou riche, malade ou bien portant, jeune ou vieux, adulé ou méprisé, s'y retrouverait à égalité.

Cependant, en attendant la fin du monde, il s'avéra que les différences sociales et économiques s'exaltèrent à l'extrême. Et, en fin de compte, les arguments économiques peut-être plus que les arguments philosophiques ou religieux jouèrent pour lever des armées d'ombres en haillons. En effet, les plus pauvres prirent l'annonce que l'économie mondiale toute entière allait être saignée à blanc par l'effort de guerre comme une insulte suprême à leur ultime dignité. Aucun analyste en effet ne pouvait prétendre que les derniers jours des pauvres s'annonçassent meilleurs. Bien au contraire, tout indiquait qu'en se serrant métaphoriquement la ceinture, l'humanité allait faire passer à sa frange la plus déshéritée un dernier quart d'heure pire encore que les précédents. Alors, on n'aurait pas dû s'étonner de voir se lever parmi ces populations des hordes de désespérés absolus, des kamikazes intuitifs, des sans limites, sans foi ni loi. D'ailleurs, dans ces strates plus pauvres, moins cultivées, voire encore analphabètes, les raisonnements alambiqués des gourous et des pseudo-intellectuels faisaient des ravages. Ceux-ci paraissaient fournir un support théorique, en quelque sorte, pour justifier l'action... mais le véritable moteur était la révolte contre cette ultime injustice. D'ailleurs, la cause principale des dévastations fut que l'action prima d'emblée sur la contestation. Parce qu'ils n'avaient plus rien à dire, ils agirent. La nature de l'action n'avait guère d'importance, mais les cibles furent aisées à trouver.

Enfin, le sentiment qui bouleversa tout, celui dont personne n'avait prévu l'importance et la puissance fut... l'impatience ! Oui, s'il restait si peu de temps à vivre, alors, chacun et chacune découvrit bien vite qu'il y avait urgence à faire valoir ce en quoi ils croyaient, ce qu'ils désiraient. Et ce sentiment d'urgence absolue fut tout à fait dévastateur au sein de la jeunesse.

Du côté finalement plutôt sympathique des évènements, l'annonce déclencha ainsi un nouveau sexe-boom, dix fois plus intense que le premier, celui que l'apparition du vaccin contre le SIDA avait déclenché. En particulier, les adolescents proclamèrent universellement leur droit à découvrir l'amour avant qu'il ne soit trop tard. Et comme le mariage, symbole de projets durables, n'avait en quelque sorte plus le même sens, l'interdiction de le faire avant, et du coup, pour le reste de la population, l'adultère même, devinrent des épouvantails ridicules. D'ailleurs, cette frénésie frappa même dans les groupes qui avaient maintenu des tabous forts, si bien que ceux-ci réagirent avec violence, créant du coup des schismes très graves. Ainsi, au travers du monde musulman, des dizaines de collégiennes furent lapidées ou punies d'horribles sévices au fouet pour avoir connu un garçon, ce qui provoqua un tollé des modérés. Et en certains endroits, on frôla la guerre civile tant les manifestations dégénérèrent en émeutes à la suite des provocations et des débordements organisés par les extrémistes.

Partout, les jeunes prirent leurs aînés à témoin : vous nous avez fait venir dans ce monde sans futur, alors donnez-nous sur-le-champ ce que vous nous promettiez pour plus tard. Mai 68 parut avoir été un pétard mouillé par comparaison aux manifestations qui enflammèrent les rues de toutes les grandes capitales. Les étudiants manifestèrent pour avoir de droit de fumer, de prendre de la drogue, de faire l'amour, de ne pas assister aux cours, de ne pas aller aux examens... En bref, de prendre du bon temps pendant qu'il leur en restait. En Europe par exemple, et ce ne fut qu'une revendication parmi des dizaines d'autres, ils exigèrent que les innombrables résidences secondaires inoccupées la plupart du temps leur soient immédiatement ouvertes, que les transports leur soient gratuits, que les piscines et les pistes de ski leur ouvrent leurs portes sans restrictions, et surtout, surtout, que l'âge limite d'application de l'autorité parentale soit abaissé à douze ans, certain revendiquèrent même dix ans. Dans l'Union Européenne, après deux semaines de conflit généralisé d'une violence et d'une efficacité telle que l'économie fut paralysée, le gouvernement céda et leur accorda la majorité à quatorze ans. Le Canada suivit deux jours plus tard. Aux États-Unis, les conservateurs semblaient tenir bon quand une escouade de police, terrorisée par les jets de cocktail Molotov qu'elle essuyait, tira dans une foule d'ados à Washington, faisant de nombreux morts et démarrant une radicalisation redoutable du mouvement. Le président prit la parole à la télévision pour exhorter les jeunes à « retrouver les bancs de leurs classes » et leurs parents à leur faire retrouver la raison. L'université de Carnegie Mellon fut incendiée le lendemain, ainsi que celle de Stanford le jour suivant, malgré la présence de la milice, qui ne tira pas. Cinq ou six autres établissements prestigieux brûlèrent dans les heures qui suivirent. Un peloton de la milice du Colorado se mutina contre son officier qui leur demandait de tirer sur les jeunes. L'officier abattit deux de ses hommes avant de se faire lui-même tuer. Mais la police tira à nouveau sur les étudiants en une douzaine d'endroits pendant les jours qui suivirent. Ensuite, de nombreux parents, bien entendu armés, rejoignirent leurs enfants dans la rue. Le pays se ressaisit au bord de la guerre civile, on accorda la majorité à quinze ans.

Le nombre de morts par conduite dangereuse, par overdose, par coma éthylique, et aussi par suicide explosa partout. Les jeunes comme les vieux se mirent à faire à peu près n'importe quoi. Il devint clair que pour une part importante de la population, la valeur de la vie humaine, et la leur en particulier, avait changé. Aussi, les meurtres se multiplièrent, surtout des règlements de comptes. Il ne faisait pas bon avoir été un père ou un patron tyrannique, un policier ou un instituteur injuste. Aux Etats-Unis, où une grande partie de la population était dotée d'armes à feu, le massacre fut en particulier intense. Cependant, dans chaque contrée on trouva son arme. Ici, les machettes ne chômèrent pas. Là, le poison devint d'usage fréquent. Là encore, comme dans les pays arabes, l'égorgement devint un sport très populaire.

Mais au bout du compte, parmi la radicalisation absolue de toutes les formes de contestations, celle qui secoua le plus la planète fut le terrorisme. Ainsi, en quelques jours, et malgré une escalade immédiate des moyens mis en œuvre par les forces de l'ordre, la Terre connut une vague sans précédent d'attentats sanglants et destructeurs. Tous ou presque visaient des emblèmes et des ressources des pouvoirs en place, de l'autorité, de l'establishment, et en particulier ce qui était militaire et spatial. Par un amalgame inapproprié, on se mit à désigner les responsables de ces violences sous les termes « Fous de Dieu » et « GreenWar », un peu de la même façon qu'au début du siècle la dénomination « Al Quaïda » avait été dévoyée. Par chance, ni les Fous de Dieu ni les éco-guerriers n'avaient beaucoup d'adeptes hors de la surface de la planète. Or une grande part des forces vives de la défense spatiale, leurs bases opérationnelles les plus fragiles et leurs moyens matériels clés, n'étaient pas sur Terre. Les astroports, par contre, prirent la menace de plein fouet.

Deux semaines après l'Annonce, un StarWanderer cargo en décollage d'Almogar fut abattu par un missile sol-air, faisant trois morts, le pilote, un ami de Morgan, et deux malchanceux au sol. Sur l'heure, la loi martiale fut décrétée sur deux zones de cinquante kilomètres à l'ouest et à l'est de l'astroport, afin de protéger les phases d'atterrissage et de décollage. Il en fut fait de même pour chaque astroport sur la Terre. Quelques jours plus tard, comme un second tir de missile était évité de justesse grâce à un contrôle de police dans la zone Est d'Almogar, une section importante de celle-ci, considérée comme la plus dangereuse de par sa population et sa topologie, fut évacuée manu militari au long d'une semaine égrenée de scènes de pillage, de révolte, et d'assauts d'immeubles où s'étaient barricadés des récalcitrants. L'armée logea d'abord les milliers de réfugiés les plus pauvres dans un immense camp de tentes cent kilomètres au nord-est, au milieu du désert, créant un vivier formidable de chair à canon. Du coup, le no man's land urbain ainsi créé devint en quelques jours un gigantesque champ de pillages et d'incendies où les soldats se mirent à tirer à vue. On fit appel à des avions bombardiers d'eau pour éteindre les feux, mais, en fin de compte, après des semaines de chaos, on laissa tout brûler. À l'Ouest d'Almogar, pas moins de quatre mille soldats furent déployés, appuyés par des hélicoptères et des tanks, afin de sécuriser chaque rue. Ils postèrent des tireurs sur les toits d'immeuble. Ils surveillèrent et organisèrent des fouilles aux grands carrefours. Des controverses mesquines en découlèrent. En effet, l'ASI ne disposait pas de telles forces, or la ville d'Almogar était Zone Franche, sous la responsabilité de l'ASI. Cette dernière avait donc fait appel à l'ONU, mais peu de pays se pressèrent pour fournir les casques bleus, chacun pouvant prétexter à juste titre qu'ils avaient déjà fort à faire à domicile.

Néanmoins, partout sur la terre, aux abords des astroports, la situation était souvent pire. À Baïkonour, un groupe de kamikazes parvint, à l'aide d'une automitrailleuse volée sur place, à atteindre et faire sauter l'une des plus grosses cuves d'hydrogène, faisant partir tout le stock. La déflagration endommagea la moitié de l'astroport, les dégâts se comptèrent par milliards d'Euros. L'astroport fut fermé pendant des mois, ce qui perturba le trafic orbital. À Cap Canaveral, les mécaniciens qui vérifiaient un StarWanderer juste après l'atterrissage comptèrent une douzaine d'impacts de balles dans le fuselage et les ailes, un vrai miracle. Une surveillance extraordinaire fut déployée. Malgré cela, le lendemain, une navette explosa en phase finale d'approche. Une fantastique chasse à l'homme fût lancée qui, en trois jours haletants, permit de trouver le coupable : il s'agissait d'un jeune militaire affecté à la surveillance des abords de l'astroport ! Quelques semaines plus tard, une catastrophe fut évitée de justesse à Kourou à la suite d'un sabotage. Le coupable, que l'on trouva sans grande difficulté, était un employé au-dessus de tous soupçons.

À partir de cet instant, la paranoïa dans laquelle vivaient ceux qui avaient affaire aux navettes atteignit des niveaux tout à fait phénoménaux. Il était évident qu'il y avait des extrémistes, GreenWarriors et Fous de Dieu partout. Les plus redoutables n'allaient pas à l'église plus souvent qu'à leur tour et ne proféraient pas en public la moindre déclaration pouvant attirer les soupçons... Or une navette spatiale était très vulnérable. Alors, on se mit sur les astroports à doubler, à tripler les équipes, à mélanger les hommes au hasard pour que personne ne sache qui allait travailler avec lui le lendemain et que chacun surveille les autres. Mais sur les postes clés, le risque du kamikaze restait difficile à parer... Ainsi, à Sriharikota, un pilote d'hélicoptère qui amenait trois passagers VIP au pied d'une navette jeta son appareil sur le StarWanderer dont les pleins étaient presque terminés, faisant vingt morts et un demi-milliard de dégâts. À la suite de cet attentat, le survol des astroports devint strictement interdit à tout appareil, sauf si le pilote était aussi un pilote de navette. En conséquence, il devint habituel que le pilote du StarWanderer aille chercher lui même ses passagers.

Un mois plus tard, une navette explosa en orbite. L'enquête révéla qu'une bombe de forte puissance avait été introduite dans la cargaison. Cela fut confirmé par les aveux du coupable, un cadre qui, grâce à sa position hiérarchique, avait réussi à échapper à la vigilance de ces collègues. L'attentat aurait pu avoir des conséquences gravissimes. Il s'avéra en effet que la navette était en retard et avait explosé à une heure où elle aurait dû être arrimée à la station orbitale de destination, cible fragile, habitée par des centaines de personnes et coûtant des dizaines de milliards d'Euros.

À partir de ce jour, les pilotes de navette furent responsables de la vérification de leur cargaison. À ce titre, il leur fut donné des pouvoirs étendus sur les équipes qui faisaient le travail ainsi que sur les matériels et les bâtiments impliqués. Des militaires sous leurs ordres direct furent aussi incorporés dans les équipes, militaires dont le seul rôle consistait à surveiller les opérations et en particulier à veiller à ce que personne ne soit seul à aucun moment à proximité d'un objet ou d'un conteneur destiné à être embarqué sur une navette. Partout, sur l'impulsion des Combattants, les gouvernements avait voté des crédits considérables pour tous les programmes ayant trait de près ou de loin à l'espace et des crédits quasi illimités à ceux qui avaient un rapport direct avec la construction du Système de Défense Spatial. Les états s'engagèrent en particulier à payer les salaires de tous ceux qui travaillaient dans ce secteur, et il se mit en place un système international de compensation à prix coûtant pour le matériel. On planifia une augmentation gigantesque du rythme de construction des composants et des matières premières, en particulier les carburants.

La clé du dispositif de défense et la pierre angulaire de la conquête spatiale restait la mise en orbite terrestre. Pour cette raison, on se mit à fabriquer des navettes à grande cadence et aussi à former des pilotes. Du coup, les pilotes expérimentés montèrent en grade. Morgan, qui depuis la mise en place de son protocole, jouissait d'une réputation méritée d'organisatrice hors pair, aurait dû à ce titre se voir attribuer la direction d'une escadrille. Il n'en fut rien. Un collègue chinois lui prit le poste qui venait de s'ouvrir. Six mois plus tard, un autre commandement crée à Almogar fut donné à un Indien. Morgan le ressentit avec l'amertume de celle qui voit son train partir. Pourtant, comme à son habitude, elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et se mit à travailler encore plus dur. Son expertise des procédures, sa connaissance encyclopédique des technologies et des mécanismes liés à la mise en orbite, lui firent acquérir le statut d'expert en logistique orbitale comme la Terre n'en comptait que quelques poignées.